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Chatouillement De L'Âme
20 septembre 2011

Figure 2- Ainsi soient-ils...

MATT égrène ses 20 ans sur le chapelet de ses cartouches

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 Ses rangers crottés alourdissent sa démarche.  Il porte sa carapace de toile et son casque dodeline au rythme de ses semelles boueuses, ralenties, foulant la terre meuble. Devant lui, les fidèles rescapés, derrière lui, le silence enivrant du désert, au loin le sommet découpe le voile blanchâtre du ciel embué, comme son cerveau.

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Un souvenir d’enfance le tire de sa léthargie étouffante. Sur l’estrade, ses muscles tremblent. Dans un léger raclement de gorge, sa voix résonne hors de lui tandis que  son regard s’accroche à une petite tache sur le mur de la classe. Il se souvient qu'il lâcha les rennes  de sa raison. Rimbaud l’enivra quelques minutes.

Tout en marchant résonne au fond de sa poitrine, Le dormeur du val :

 

C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.


Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

 

Il dut sortir de sa rêverie rimbaldesque pour retrouver sa place dans les rangs. Sale journée. Plus rien ne frémit, ni le vent, ni les ombres, ni la lumière, seuls leurs pas lourds trompent le silence.

 

Je n’aime pas ces patrouilles dans les  villages. Pourtant c’est notre principale mission. Sécuriser la population, tenter de créer la confiance avec les habitants pour récolter des indices et dénicher les talibans. Nous sommes là pour protéger les civils mais sommes  souvent accueillis avec des pierres ou des regards cinglants de désespoir. Leur silence hurle colère et haine.

 

Nos semelles  sillonnent leurs récoltes, les épis se courbent à notre passage. Leur terre cultivée est notre  seule  assurance contre les mines qui jalonnent la région. Ici chaque mot peut signer ta mort, chaque pas peut t’exploser. Nous saccageons leurs champs, brisons  leur seul espoir de survie. La vache du village a péri sous nos mitrailles. Plus de lait, plus de vie. Sa dépouille fermente tandis que les mouches se délectent du sang séché.

 

Les hommes  lèvent les bras au ciel, implorent et pleurent. Leur pays est exsangue. Ils sont l’enjeu d’une guerre livrée à leur insu. Une balle inattendue des troupes occidentales  ou la gorge tranchée par le sabre taliban, ils se savent déjà des survivants en sursis.  Les enfants nous enserrent. Leur  grappe de rires espiègles, insouciants ou moqueurs nous quémandent un ailleurs.

 

 Ici, l’apprentissage de la survie est de toujours balayer les recoins d’un regard perçant mais rapide. La pointe de mon fusil fouille dans les décombres des maisons abandonnées, les débris d’objets, de cartons, de tôles. Parmi ces fatras, un livre tente de lutter contre la désolation en se cachant sous la poussière. L’écriture arabe  dessine des figures arabesques. Il se loge facilement dans ma poche, vestige de mon expédition.

 

Le soleil martèle mon casque, je sue sous mon barda. Des frissons se propagent, ondoient  sous ma peau tandis que mon esprit s’égare, s’absente. A TERRE !! «  Tu mangeras  la poussière. » Elle est blanche, celle du sable de l’enfer.  

 

Il boit une gorgée, puis une autre. Il se relève. Les tirs se poursuivent. Il court rejoindre les autres, dissimulés à l’orée du bois. Ils se regardent, suspendus à la   décision extrême de l’assaut.  « Couvrez-moi. Ils sont là, dans le fossé. Je vais les prendre par surprise. »

 

Aujourd’hui ils en ont eu quatre. Ils ont déterré ces talibans, ces  rats, tapis sous les racines des arbres, déchargé leur rage haineuse contre ces ennemis, ces ombres ondulantes, ces djellabas noires, sous lesquelles les armes  serrées dans leurs mains s’arc-boutent sur la révolution islamique.

 

Retour à la base.  Armadillo*, sud de l'Afghanistan. Comme des trophées, ils brandissent leurs sourires éjaculateurs, inondant leurs visages,  d’une revanche barbare. Mais leur gloire leur a valu des pertes.  Evan et Johannes, les compagnons d’armes, à la vie à la mort, ont rejoint le dormeur du val, troués par  des balles ennemies. Un troisième, Andreas, est blessé, évacué par hélicoptère. « On a été obligé de l’amputer des deux jambes, mais il va bien… » Leur humanité revient tambour battant : les yeux, humides,  se baissent, les rictus se figent. Leur camarade a échappé à l’assaut final, à la plaque commémorative. On peut vivre sans jambes.  Encore un jour supplémentaire de gagné contre leur propre mort.

 

Il l’a longuement embrassé, tenue sa main au-delà du bout de ses doigts, jusqu’à ce que  le vide s’en mêle. Epaulé par son ami, il résista pour ne pas courir, la prendre dans ses bras, encore une dernière fois. Il osa lui mentir. Il reviendrait, l’affaire de quelques mois. Il lui a promis : pas de combats, juste des opérations de sécurité. 

 

La Force Internationale d’Assistance à la Sécurité a été créée en 2002 suite aux attentats du 11 septembre 2001, r   assemble les forces de plus de quarante pays pour mener la guerre contre le terrorisme.  Son pays, le Danemark, petit pays d’Europe reconnu pour ses aspirations au bonheur du plus grand nombre de ses citoyens, y contribue avec l’envoi de 750 soldats. 

 

Matt comme ses compagnons est volontaire. A 20 ans, il vit dans sa famille dans le petit village où il est né. Ils ont tous grandi ensemble, comme quatre frères d’armes. A la vie, à la mort. L’occasion était trop belle de "devenir" les héros de leur enfance,  de vivre des situations extrêmes, d’incarner l’Aventure, celle que l’on raconte aux enfants, les yeux écarquillés.  Ils reviendront ensemble, le village fêtera leur bravoure, leur courage. Ils ne sont plus que trois…

 

Devant lui, à quelques mètres, les cercles enlacés des barbelés, scintillent au sommet des murs d’enceinte de leur base.  Ses yeux le piquent.  « Restez vigilants jusqu’au bout ».

 

Il l’a embrassé si tendrement, qu’il a capturé le goût de leur dernier baiser. Véra  est en lui, gravé sur le  médaillon de la dernière chance. Il prie, dans le souffle léger des âmes endormies, il prie de revenir, rejoindre le nid de leur histoire.   Chaque soir depuis son deux mois,  il vérifie derrière ses paupières,  que le sourire de Véra est toujours là, les  contours de sa silhouette bien nets, que la couleur des images ne s’efface pas. Il vérifie toutes les pièces de sa mémoire, contrôle l’état des fils de sa vie.

 

LN

 

*Armadillo, film documentaire de Janus Metz


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