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Chatouillement De L'Âme
3 mars 2014

Pêche au crime...

A la croisée d'une propositon d'écriture et de mon séjour pas loin de la mer, voici ce que j'ai pu pêcher au fin fond de mon imaginaire.

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Pêche au Crime

 Comme tous les jeudis depuis qu’elles se connaissaient, Maryline et Josette se retrouvaient pour un apéro « entre filles ». Maryline avait convaincu Romain de les laisser profiter de sa pêcherie, cette cabane montée sur pilotis, accessible par cet embarcadère d'où elle ressentait toujours la même hésitation, un léger frémissement vertigineux. Elle y venait pour aider Romain à remonter le filet, ce carrelet suspendu par deux arceaux au dessus de l'immensité. Arrivée la première, Maryline préparait l'inaugural rituel : sortir le vin, les deux verres, le cendrier, le tapis, les deux coussins. Assises sur le bord du ponton, sous l’auvent, les pieds se balançant dans le vide, elles trinquaient d’un verre de vin frais. Selon le temps, elles s’enroulaient dans un plaid écossais et leurs yeux fixés sur l'horizon, s'ouvrait alors la parenthèse à palabres.

 Amies depuis le lycée, plus de 25 ans, chacune avait mené sa barque sur les bords de la Loire, au pied de l’arbre de vie familial, dont les racines étaient pour l'une nantaise, pour Josette vendéenne.

 Josette qui n’avait jamais travaillé, élevait ses quatre enfants. Ses journées étaient rythmées par les cadences infernales de la mère au foyer. Préparer les petits déjeuners, accompagner ses enfants à l’école, matin, midi et soir. Elle affichait la fierté arrogante de se consacrer exclusivement à ses enfants. Elle rivalisait avec toutes ces femmes qui travaillaient, couraient, abandonnant aux autres l’éducation de leur progéniture. Se démarquant de sa mère qui l'avait délaissée au profit de son métier et de ses plaisirs, Josette jouait sa revanche. Derrière cette confiance apparente ses certitudes se fissuraient. Chaque jeudi, dans le secret du vent des dunes, elle se confiait à son amie, déversant un flot inépuisable de mots mêlés, brouillés par le souffle marin.

Arnaud, son époux, vivait au rythme de ses tournées. Routier, il sillonnait les routes de France parfois jusqu’en Espagne. Toujours parti, sacrifiant sa vie familiale, Josette claironnait qu’elle lui devait bien ça. Il assumait les factures, elle assurait les jours qui passent et son lot de petites tracasseries domestiques. A son retour, elle l'enveloppait d'une attention encombrante. Elle le questionnait, anticipait ses attentes avec empressement, le servait, tentait de l’intéresser à ses activités de la semaine, voire des mois précédents, aux anecdotes de la vie familiale. Elle remettait à jour l’actualité du bourg, enchaînant les chroniques sur le quartier, les voisins.

  En dehors de Marilyne et Romain ils n’avaient pas d’amis. Au fil des années, leur cercle amical s’était réduit par manque de temps, de disponibilité et par négligence. Josette savait que les relations s’entretiennent au risque de s’étioler pour disparaître. Elle prenait soin de préserver son amitié exclusive avec Maryline et les rendez-vous des jeudis en étaient la garantie. Depuis les trois dernières années, Arnaud s’absentait pour des périodes de plus en plus longues et régulières. Revenu au foyer, il ne faisait même plus semblant d’être attentif, présent à sa famille. Il quittait la pièce alors que sa femme lui parlait, montait le son de la radio quand les enfants se faisaient trop remuants. Josette s’était adaptée, avait renoncé aux années de bonheur qu'ils s'étaient tous deux imaginés lors de leur rencontre, il y avait plus de 15 ans. Elle avait adopté une communication minimaliste, utilisait des phrases courtes, lui posait des questions exclusivement pratiques. Arnaud à la maison, elle se dérobait à sa présence hostile en programmant des sorties, seule avec ses enfants. Elle percevait l'enlisement de sa relation amoureuse. En vain, elle s'ingéniait à croire au futur. Souvent, elle s'enlisait dans ses remords, ses rancœurs.

 Chaque semaine, impatiente, elle attendait le rendez-vous avec son amie, une fine brèche dans le mur craquelé de ses espérances, qu'elle savait illusions. Elle pouvait tout dire à Marilyne. Elle lui racontait les choses de sa vie ordinaire, ses tracas, ses plaintes, l’espoir et le désespoir entremêlés de voir sa vie changer. Elle se laissait emporter par ses récits, les yeux rivés sur le tapis de sol océanique. Elle enchaînait des anecdotes ruminées, déversait son monologue insipide, sans un regard pour Maryline.

 Maryline vivait avec Romain depuis deux ans. Ils partageaient les mêmes plaisirs du voyage, de découvertes, de rencontres, traversant leurs frontières familières à la moindre occasion. Maryline ne tenait pas en place. Infirmière, elle effectuait ses tournées dans tout le département. Elle envisageait chaque jour de son existence comme une mise en mouvement, un déplacement, un éloignement provisoire de son point d'attache. Elle aimait sillonner les routes, seule dans sa voiture, rêvassait au rythme de ses écoutes musicales, fenêtre entrouverte les jours cléments. Il lui arrivait de s'arrêter, quand son regard captait un instant suspendu, une ambiance qu'elle souhaitait capturer en elle. Au gré de ses haltes fugaces, elle s'imaginait vivant ici ou là. Romain sculptait le bois et réparait les bateaux.

 Josette jalousait leur bonheur tranquille.

 Maryline ne savait plus pourquoi elle se prêtait encore à ce rituel devenu insensé, pesant. Il n'y en avait que pour les jérémiades de sa copine de lycée, devenue si ennuyeuse, si envahissante et pathétique. Elle n’écoutait plus son amie, ne supportait plus son bavardage. Maryline laissait les mots de Josette suivre le vent, s’enfouir sous le sable. A son insu, elle s’installait dans l’écoute flottante du ressac de la mer, le regard perdu entre ciel et océan. Ses pensées naviguaient sur l’immensité marine, ce camaïeu bleuté sur lequel miroitait la lumière lunatique crépusculaire. Josette semblait ne rien soupçonner de l'inattention de sa vieille connaissance.

 Néanmoins, Maryline appréciait ce moment où dans la sérénité du soir, la pêcherie devenait un havre de paix, une cabane fluviale, flottant sur la crête de ses rêves et de ses souvenirs.

Cela faisait déjà trois quarts d’heure que Josette avait entamé son soliloque, alors que Maryline n’était pas d’humeur ce jeudi 3 Octobre. Elle l’avait prévenue dès son arrivée.

- Faut absolument que je te parle de ce qui m’est arrivée au boulot cette semaine. Un truc incroyable.

- OK, avait répondu Josette, mais attends que je te raconte.

Et Josette s’était emballée, avait décliné ses plaintes une à une, ponctuées de soupirs. Maryline trépignait en son for intérieur. Elle éructait des "hm, hm", tentait de reprendre la parole. Elle ne pouvait plus l'entendre, l'écouter, lui parler. Elle la contraindrait au silence absolu, expressément.

 Le vent se mit à souffler plus fort, la marée était au plus haut. A l’abri sous leur cahutte, leurs pieds tanguaient au dessus de la nacelle. Elle eut le temps de l’entendre lui dire "Au fait c’est quoi qui t’es arrivée ?".

 Maryline la laissa sur sa question. Une seule poussée dorsale rapide et brutale, suffit à projeter Josette dans la nacelle. Maryline actionna le levier, d’un coup ferme et rapide. Le corps de Josette s’agita comme un crabe au soleil, avant de disparaître sous les vagues affamées de la tempête à naître. Maryline prit une grande respiration, alluma sa deuxième cigarette, finit son verre. Elle scruta l'horizon, enfin détendue, remonta la nacelle, de nouveau vide pour la prochaine pêche. Elle pensa, avec jubilation, à jeudi prochain où aux seuls Dieux complices, elle confierait ses tourments murmurés.

 LN

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