Figure 3 - Ainsi soient-ils...
Un bruissement d’elles, Jean- Etienne vacille.
D’où lui vient cette élégance imprimée sur ses doigts effilés. Efféminées, ses mains semblent s’être protégées de leur fonction première, héritée de ses ancêtres, l’art de la ferronnerie. Seul garçon de la famille, Jean-Etienne était promu à reprendre l’affaire familiale, une ferronnerie d’art renommée par son savoir faire, sa créativité, pour des ornements architecturaux uniques, ferronnier de père en fils. Les rythmes de son enfance s’accordait au martèlement du fer, la tonalité de ses après-midi buissonnières ruisselait du rouge des braises du four. La devise promulguée par ses aïeux se résumait au travail bien fait, suer à la tâche devant les fourneaux. Il avait ingurgité le mandat paternel comme un plat qui se mange froid. Il avait décidé de se faire tout seul. Il avait quitté définitivement la ferronnerie, sans se retourner.
Comme chaque jour, il flâne dans les rues de Montpellier, après en avoir fini avec tous ces clients encombrants. De longues jambes fines, halées descendent vers lui. Il s’arrête, adresse un sourire au visage profilé devant lui. Il ferre les femmes comme des proies. Une brisure de parfum le traverse. Les yeux fixés au sol, sa prise passe, indifférente. Cet affront le cisaille, une entaille suintant le déni de son existence. Il sait pourtant que la rue n’est pas un territoire propice à la chasse. S’aborder dans la rue, à ciel ouvert, sans limites, point de cadre pour s’installer, chacun en mouvement vers son propre ailleurs, échec et mat à chaque coup. Le décor anonyme prête à la confusion des styles. Ambivalence, on s’attire, on se dérange, on s’évite…
Les terrasses de la place de la comédie, son terrain favori, l’accueillent comme un habitué. Assis, seul, tranquillement, il commande une Suze glacée. L’été indien de septembre permet encore de rester dehors. Les jambes des filles toujours nues, exhibent les empreintes du soleil d’été, et leurs simples courbes accentuent son désir. Il les dévisage, les met à nu, les trie, les départage. Très discrètement, d’un regard en biais, par en dessous, ou légèrement déplacé à l’horizon.
Entouré de femmes depuis son plus jeune âge, il les méprise tout en vouant une dévotion à l’esthétique du corps féminin dont il a depuis longtemps détaillé les coutures et façonné ses préférences. Un corps longiligne, des jambes fines mais galbées, une poitrine généreuse et ferme, une taille accueillante, charnue mais sans aucune parcelle de graisse apparente. Le mannequin n’est pas son modèle absolu. Trop maigre, trop soumise à la froideur plastifiée des magazines, comprimée dans des vêtements excentriques. Il les veut sensuelles, susceptibles de se laisser prendre aux excès de jouissances libertines.
Sa dernière conquête remonte à plusieurs mois. Pour la première fois, c’est la femme qui a rompu leur pacte implicite. Partie sans ciller, elle l’a abandonné, l’a laissé choir. Depuis, chaque matin, devant sa glace grossissante, il doute. A y regarder de près, il accuse mal la quarantaine. Ses cheveux bouclés sont moins épais, son joli teint halé ne cache plus les ridules ondulantes sur ses tempes et les sillons sur son front. Ses pommettes deviennent moins saillantes. Scrutant les détails visuels de son épiderme distendu, il vacille dans les interrogations de son existence. Tentant en vain de taire toute pensée sur le sens de sa Vie, une question lancinante s’impose à lui, de plus en plus souvent et à n’importe quel moment. Cette interrogation obsédante le déstabilise. « Qu’ai-je bien pu faire de mon existence ? Quelles sont ces vagues sur lesquelles j’ai brisé tout ce temps ? Quelle est la bonne direction… ». Il s’évertue à garder le contrôle de lui même. Il a appris cela fort bien, durant sa formation de commercial. Gérer les conflits, gérer ses affects. Ses collègues viennent le chercher en urgence, dépassés par des remontrances et des plaintes. Parfait dans ce rôle, les client les plus agressifs, avec lui, s’apaisent, renoncent à leur vindicte.
L’univers de son enfance, ses sœurs, sa mère et sa grand –mère doivent y être pour quelque chose. Toutes ces cancaneries de filles, ces pleureuses lancinant des psaumes de jérémiades, l’ont toujours laissé de marbre. Son bouclier a comme armoirie son faux sourire, esthétique, imperturbable, désarmant.
Depuis son jeune âge, devant la glace de la salle de bains, parmi tous les flacons et pots de crème, il s’est entrainé. Des heures durant il a répété ces mimiques et pantomimes. Il s’est construit un répertoire d’expressions, un grimaçophone, son secret, partagé avec son seul confident, connu de lui seul. Il s’agit de son frère, mort bien avant qu’il puisse s’en souvenir, il avait à peine deux ans. Toute sa confiance s’incarne auprès de ce cher disparu. Ce personnage, pour lui imaginaire, lui ouvre tout espoir. Chaque semaine, sa flânerie le mène au cimetière des blanches. Assis sur une pierre en forme de siège, fossilisée devant la pierre tombale, calée dans la terre, il reste à soliloquer, sans que personne ne le voit, ni le soupçonne.
Depuis presque une année, un flottement intérieur émousse son assurance et sa désinvolture. La première fois qu’il s’en rendit compte fut la soirée ennuyeuse, à l’occasion de l’anniversaire de sa sœur ainée. Dès qu’elle l’eut considéré comme un homme, elle prit soin de lui trouver des nouvelles conquêtes affriolantes, « …pour une aventure sexuelle, uniquement. », lui avait il précisé. Elles a à charge de prévenir les prétendantes. Toujours reparti accompagné de l’une d’entre elles, parfois celle qui n’était pas l’élue présumée, ce soir là, il avait dû se résigner à vibrer seul.
Son approche méthodique, calculée, lui a toujours valu un succès absolu. Il orchestrait sa mélodie toujours sur la même gamme. Opérant son premier octave, un sourire franc affiché, il entamait un phrasé d’une attention soutenue dans les premiers échanges, pour enchainer sur le rythme percutant des questions. Sa figure de style consistait à retenir les informations dont il allait se servir pour piéger sa captive. Chef d’orchestre de la sérénade, il ne parle pas de lui, il s’invente une existence rassurante : marié ou divorcé sans histoire, toujours dans de très bons rapports avec son ex, père d’un enfant « adorable » qui compte beaucoup pour lui. La parentalité est une des notes clefs pour les amadouer. Être père d’un seul enfant rassure les femmes et suppose qu’il pourrait accepter d’en avoir un second. Les femmes, même dans une relation furtive, doivent pouvoir croire que l’amour circulera bientôt, que tout est possible. Il sait nourrir leurs fantasmes romantiques ou d’amour, pour mieux les assujettir, qu’elles finissent par se soumettre à son désir, qu’elles se laissent aller à transgresser leur habitudes, à dépasser leur honte pour s’abandonner à des ébats sirupeux, pimentés, jusque là impensables pour elles. Garçonnet, en spectateur clandestin, il a participé aux confidences de la gente féminine familiale. Baigné dans ce halo de doutes, de stratégies féminines, de rivalités, jalousies entre elles, il a vite compris les enjeux d’un baiser pour la femme, et surtout du premier.
- Bonjour, Jean-Etienne!
- …………..
- Euh, tu ne te souviens pas ? Lycée Camille Claudel…C’est vrai j’ai changé… à mobilité réduite.
- AH ! désolé …j’étais dans mes pensées. Si, si bien sûr que je te reconnais, Charlène 2de 4. Les décennies nous ont rattrapé...
- Tu permets que je prenne un café
- Avec plaisir….
Jean-Emmanuel et Charlène, les tourtereaux de la Seconde 4. Les inséparables se sont séparés un 21 décembre de l’année de leur terminale. Emmitouflés dans leurs passions fanées, enfouis dans une avalanche de reproches, de déceptions, la nouvelle année avait dessiné sur l’écran de leurs 18 ans une aventure affective, d’une tonalité devenue fade.
Il remontait la pellicule de ses années lycée, un très beau film, têtes d’affiches excellentes. Qu’en est-il resté ? Sa difficulté à s’enticher, s’amarrer, s’attacher à l’autre. Elle ne l’avait ni trahi, ni trompé, elle avait du écrire, seule, la fin du chapitre de leur histoire. Il aurait voulu dire…il s’était tu, son grimaçophone éteint.
- Mais je te dérange peut être. Tu attends quelqu’un…
- Non, non pas du tout, je suis surpris, c’est tout.
Machinalement il commande sa deuxième Suze, le regard perdu. Il n’arrive pas à jouer son rôle, il n’est tout simplement plus là.
- De toute façon je dois y aller. Une autre fois peut être… Je passe tous les jours par ici. Sur les pavés, ça roule …
D’un geste rapide elle actionna le bouton électrique, fit tourner son fauteuil. Elle était restée très séduisante.
Il partit sans finir sa Suze et prit le chemin du cimetière des blanches. Il vacilla sur la ligne fragile de sa ligne d’horizon fracturée...
LN