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Chatouillement De L'Âme
21 janvier 2014

Comme un violon ivre...

violon cassé 1

Périple d’un Violon Fracassé

 La terreur, qui n’allait cesser qu’au bout de vingt-huit ans (mais a-t-elle vraiment cessé ?), s’incarna pour la première fois, à ma connaissance, dans un bateau en papier journal dévalant un caniveau gorgé d’eau de pluie.

 Septembre 1973, le 10 septembre précisément.

 Pendant plusieurs jours, des pluies diluviennes s’étaient abattues sur notre terre d'exil. Contraints de rester cloîtrés dans la maison, mon frère et moi cherchions à conjurer l’ennui. Une torpeur s’était infiltrée dans les pores de nos corps, assagis par l’attente. Père restait assis sans mot dire, scrutant les nuées de ses cigarettes précieuses, trafiquées, marchandées, troquées dans les tunnels de contrebande. Les nuages formés par les volutes bleutées, source unique de vitalité, ondoyaient dans le vide de cette pièce à vivre, nue, démembrée. Il jetait un regard furtif sur les vitres, attentif à la pluie qui picotait la tôle de notre toit bricolé. Mère somnolait, priait, enveloppée d’une absence inquiétante, son âme vouée au Dieu protecteur.

 La télévision souffrait aussi du climat, ânonnait quelques sons distordus. Renégats, peuple retranché, les journaux jaunis et humides étaient notre unique lien d’attache avec le reste du monde. Nous étions tous de connivence pour ne pas se séparer de ces feuillets, témoins de notre conviction, qu’au-delà de notre ligne de démarcation, s’ouvraient des horizons d’une autre couleur. Alors que nos voisins attendaient le Messie, nous attendions le retour des étincelles d'espoir.

Faudel commença à déplier les pages, fixa quelques images, s’arrêta sur les gros titres. Il interrogea Père d'un regard insistant.

- Qu'est ce que tu veux? Qu'as-tu à me regarder comme ça ? Bougonna-t-il.

- Je peux prendre ce journal, et le découper…

- Qu'est ce que tu vas en faire ? Hein. Des cocottes en papier ?

- Juste jouer...

D’un hochement de tête, ses sourcils accentués, d'un geste vif, Père le congédia.

 Depuis la mort de mon oncle, il ne parlait presque plus. Chaque matin, la mine taciturne, ses pas le menaient péniblement de l'autre côté du mur. A la tombée de la nuit, le dos un peu plus courbé qu'à l'aube, il rentrait. Nos respirations recroquevillées en murmures, le silence pétrifié reprenait place dans la maison.

 Nous retrouvions la voix du Père, les dimanches où au milieu du cercle des voisins, ils évoquaient les affaires locales, s’indignaient de leur impuissance à changer, ou du moins infléchir le cours de l’Histoire. Son timbre écumait une rage contenue, qui parfois explosait de sa poitrine comprimée. Nous avions vite compris les signes de son langage, où désormais, sa parole cadenassée, confisquée, perdue, nous était refusée. Ses yeux, ses gestes, ses mains, nous enjoignaient d’obéir à son autorité incontestable, reflet de sa douleur sédimentée. La terreur ne s'était pas encore infiltrée dans nos ventres, creusés par la faim. Seule la peur s’était faufilée dans notre chair. Avec le temps, nous l'avions apprivoisée mais elle restait tapie, prête à échapper à notre vigilance.

 Faudel m'attrapa par la manche, me traîna jusque dans la cour, sous l'avant-toit. La pluie tombait toujours mais semblait se lasser, elle aussi. Elle diminuait, pensait à s'exiler sous un autre ciel. La cour transformée en cratères de boue, nous sommait de rester tranquilles, de se méfier de l'eau qui monte. Père avait déjà mis quelques planches pour protéger notre abri. La radio prévoyait une accalmie pour la nuit prochaine.

Nous examinions avec circonspection ce Daily news importé, sali par la poussière, certaines pages cornées et qui sentaient l'humidité. De rares mots en couleurs en soulignaient l'importance : Incursion, protestation, zones, groupes armés, tirs de roquette. Faudel défragmenta les pages. Déplia, déchira, replia et un bateau de papier jaillit de ses mains. Il me fit une seconde démonstration. J'en fis un, puis deux, réduisant les feuilles à trois bateaux de papier mâché.

Le lendemain, la radio avait vu juste. Sous un ciel dégagé, le soleil inondait la terre gorgée d'eau. Rigoles, travées saillantes, empreintes de rangers au sol. Enfin autorisés à nous éloigner du périmètre familial, je pris mon violon, dont je ne me séparais jamais. J'avais en tête de rendre visite à Bilal. J'avais presque fini une pièce de ma composition, un concerto pour violons. Excité, inquiet du jugement de mon maître, depuis une semaine, j'attendais ce moment solennel, où Bilal tendait au maximum les cordes de son attention, tout entier à mon écoute.

 Il me suivait depuis déjà quatre ans. J'avais trouvé dans un amas d'ordures un violon abimé, doté d’une seule corde. Je l'avais ramené comme un trophée. Craignant de le perdre, j’avais fabriqué un système d’attache, je le portais en bandoulière. Bilal m'avait repéré arpentant les rues, arborant cet objet, soudain devenu insolite, transformé en arc incongru.

Et c'est avec lui que j'ai appris à jouer. Mon violon devint passion. Je jouais le soir à l’invite des voisins, qui se tenaient attentifs, muets, les yeux harassés, tournés vers le ciel. Ma musique devenait prière.

Bilal m’avait initié à la musique classique. J’avais exploré, fouillé dans tous les creusets musicaux, de Vivaldi au jazz, et autres tonalités. Baigné dans les entrelacs du Maqâm, je m’essayais à composer mon propre répertoire, où les vibrations de l'Orient pimentaient les sonorités plus classiques de la gamme tempérée.

 Mais revenons à ce jour funeste de septembre, où la terreur s'empara de moi. La terre trempée se dorait au soleil. Les caniveaux, ruisseaux éphémères, se prêtaient à la navigation de nos bateaux-origamis si fragiles. Avec délicatesse, je laissai filer mon frêle esquif. Faudel traversa la route pour rejoindre ses frères d’arme.

Absorbé par ma flottille, je m’égarais sur la feuille de route de mon voyage onirique. Soudain, une déflagration, un souffle violent m’arrachèrent à mes pensées, propulsèrent mon corps sur la crête de l’irréparable. Aveuglé par un nuage épais de fumée nauséabonde, saisi d’une terreur panique, je cherchais à tâtons mon violon. Il était toujours là, accroché à mon épaule.

J’apercevais des silhouettes furtives, des ombres, fantômes rescapés d’une catastrophe. Alors que je réalisais le silence profond qui m’habitait, un homme me souleva, me déposa au milieu de visages plus ou moins reconnus. Nous étions sortis de ce halo opaque. Les contours de mon univers dévastés.

Scénographie de la terreur. Des personnages titubaient, certains hurlaient, les yeux révulsés vers le ciel maudit, les visages torturés de douleur. Je compris alors que rien ne serait plus comme avant. Cette vague d’épouvante détruisit nos vies.

Faudel me retrouva, pleurant, perdu d’effroi. Je voyais ses lèvres bouger, sa bouche insistante, interrogative, attendant une réponse. Je le regardais, le suppliant de comprendre à la vue de mes deux mains en coquille sur mes oreilles, que désormais un silence abyssal régnait autour de moi, me coupait du monde.

 Prostré, terrifié, seul dans ma chambre. Au terme de plusieurs semaines, j’acceptais de renouer avec mon entourage. Je me redressais, relevais les yeux et sortis de mon antre pour retrouver les miens. Le visage de ma mère s’était assombri, mon frère me souriait toujours. Père se détournait, meurtri. Je n’avais plus joué de violon depuis ce jour démoniaque, terrifié à l’idée d’avoir tout perdu.

Bilal fut invité à venir me voir. Il me tendit mon instrument, prit le sien et de son œil complice m’enjoignit de jouer notre morceau préféré, la sérénade pour cordes de Dvorák. J’hésitai. D’un mouvement de la tête, confus je refusai. Il insista et me donna le bon tempo. Mon archer ondulait, mes doigts virevoltaient. Je sentis des vibrations frissonnantes prendre possession de moi. Les yeux fermés je guettai, j’espérai un son. Je n’avais que l’image, celle de mon bateau en papier journal. J’interrompis brutalement la sérénade. Je jetai mon violon au sol. Mes cris restaient coincés dans ma gorge. Dans le miroir de ma rage se détachaient les contours de cette explosion. Chaque nuit, je combattais mes cauchemars, où une tempête réduisait à néant ma flottille de papier mâché.

Mon père, ma mère et Faudel, se tenaient dans l’embrasure de la porte. Père me rendit mon violon. J’étais suspendu à ses yeux humides. Rejouer ou abandonner aux démons de notre terre confisquée par l’Histoire, tout ce qu’il me restait, ma famille, Bilal, la musique.

 Je repris le chemin du conservatoire. J’écrivais, je raturais, je pleurais sur les lignes de ma destinée. Les portées se noircissaient, tachées de mes larmes acérées. Dans les eaux profondes de mes entrailles, je pouvais entendre le rythme, les ondulations de ma partition exécutée fidèlement. Pour m’encourager, Bilal m’avait apporté une revue sur Beethoven, le génie sourd. Il savait que cet accident allait être le point d’orgue de ma virtuosité. C’est à l’âge de 19 ans, dix années plus tard, que je donnais mes premiers concerts, traversant les check points, accompagné de Bilal. Dans un silence absolu, je devinais sur les visages des soldats leur violence, reflétée dans les pupilles des transfrontaliers.

 Je vécus ainsi durant toutes ces années. Chaque jour, je me mettais en écoute extrême, concentré, à l’affût des micro-sons qui franchissaient le mur de ma surdité. Peu à peu, je retrouvais ce que Bilal appelait « mon oreille absolue ».

Et c’est aujourd’hui, que prend fin cette terreur, greffée en moi, durant 28 ans. En foulant le tarmac de l’aéroport JFK de New-York, ce 11 septembre 2001, je me dirige vers la septième avenue, au Carnegie Hall, où ce soir je donnerai un concert, en soliste accompli.

 LN

violon cassé 2

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